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L’endroit où Hedrock se trouvait était moins une pièce qu’une sorte de caverne métallique. Il s’était arrêté sur le seuil, Peter Cadron à son côté, un sourire sardonique sur le visage. Le conseiller le considérait, les yeux rétrécis, les lèvres serrées.
Qu’ils s’étonnent et qu’ils doutent. Il s’était laissé surprendre la première fois par une arrestation inattendue. Maintenant, ce serait différent. Il était prêt. D’un coup d’oeil, il fit le tour des vingt-neuf hommes assis autour de la table en V qui servait pour les audiences publiques du Conseil des Armuriers. Il attendit que Peter Cadron, le trentième personnage du Haut Conseil, soit allé s’installer à sa place et que le commandant des gardes eût annoncé qu’on avait retiré au prisonnier tous ses anneaux, qu’on l’avait changé de vêtements et qu’on avait radiographié son corps pour être sûr qu’il n’avait aucune arme cachée. Ayant parlé, cet officier se retira avec ses hommes, mais Hedrock attendait toujours sans rien faire. Il sourit lorsque Peter Cadron expliqua les raisons de tant de précautions. Alors Hedrock, lentement, calmement, s’avança vers le milieu du V de la table. Tous les yeux des conseillers étaient rivés sur lui : les uns curieux, les autres dans l’expectative, quelques-uns enfin franchement hostiles ; mais tous semblaient désireux de l’entendre.
— Messieurs, dit Hedrock de sa voix de stentor, je vais vous poser une question : l’une des personnes présentes sait-elle où je me suis rendu lorsque j’ai disparu à travers le bouclier électronique ? Si non, je suggère qu’on me relâche sans délai, sans quoi le puissant Conseil des Armuriers s’effondrera dans l’instant !
Il y eut un silence. Les hommes se regardèrent.
— A mon avis, dit le jeune Ancil Nare, le plus tôt on l’exécutera, le mieux ce sera. Pour l’instant, on peut l’égorger, l’étrangler, lui fracasser la tête d’un coup de revolver, le désintégrer avec un canon énergétique. Son corps est sans protection aucune – et si cela est nécessaire, nous pouvons même le rouer de coups jusqu’à ce que mort s’ensuive. Nous savons que tout cela peut se faire à l’instant même. Mais nous ne savons pas, en fonction de ses étranges déclarations, ce que nous pourrons faire d’ici dix minutes. Messieurs, passons tout de suite aux actes ! dit le jeune homme qui se leva, au comble de l’excitation.
— Bravo, dit Hedrock, rompant le silence qui avait suivi. Un avis aussi nettement exprimé mérite d’être exécuté. Allez-y, essayez de me tuer de la façon qu’il vous plaira. Tirez vos armes et faites feu, prenez vos chaises et brisez-les sur ma tête, faites venir des couteaux et clouez-moi au mur. Quoi que vous fassiez, messieurs, l’effondrement est inéluctable, comme je l’ai dit. Et vous le méritez bien, dit-il, le regard glacial. Assez ! dit-il, de sa voix tonitruante pour empêcher l’énorme Deam Lealy de parler. C’est moi qui ai la parole. C’est ici le procès du Conseil, non le mien. Il peut encore obtenir les circonstances atténuantes pour son action criminelle d’avoir attaqué le palais Impérial, à condition de reconnaître maintenant, sans commettre d’autre délit, qu’il a, ce faisant, violé ses propres statuts.
— Vraiment, c’est plus qu’on ne peut tolérer ! interrompit un conseiller.
— Laissez-le parler, dit Peter Cadron, nous allons apprendre beaucoup de choses quant à ses mobiles.
— A coup sûr, monsieur Cadron, dit Hedrock, le saluant gravement. Mes mobiles sont intimement liés à l’action commise par ce Conseil en ordonnant l’attaque du palais.
— Je crois comprendre, dit ironiquement Cadron, que vous êtes vexé que le Conseil n’ait pas respecté un règlement vieux de plus de trois mille ans, alors qu’apparemment vous comptiez sur ce respect et sur notre naturelle répugnance à lancer une telle attaque, ce qui vous eût permis de poursuivre vos propres fins, quelles qu’elles fussent.
— Je ne comptais, dit sèchement Hedrock, ni sur votre règlement ni sur votre répugnance. Mes collègues et moi... (une fois encore, il voulait leur imposer l’idée qu’il n’était pas seul), nous avons remarqué la croissante arrogance de ce Conseil, sa prétention de n’avoir pas à répondre devant quiconque de ses actes, et donc de pouvoir en toute sécurité violer ses propres statuts.
— Notre Constitution, dit avec dignité Bayd Roberts, le doyen du Conseil, exige que nous prenions toutes dispositions pour maintenir la position de notre organisation. La clause restrictive selon laquelle ceci doit être mené à bien sans aucune attaque contre la personne ou la résidence du souverain régnant d’Isher, ses héritiers et successeurs, n’a aucun sens dans un cas d’extrême urgence comme celui-ci. Vous remarquerez d’ailleurs que nous nous sommes arrangés pour que Sa Majesté soit absente au moment de l’attaque.
— Je dois vous interrompre, dit le président du Conseil. Chose incroyable, le prisonnier a réussi à faire tourner la discussion selon ses désirs. Je comprends que nous ayons tous un sentiment de culpabilité quant à cette attaque contre le palais, mais nous n’avons pas à défendre nos actes devant le prisonnier. (Et, se penchant vers son stat, il dit :) Commandant, venez ici et que l’on mette un sac sur la tête du prisonnier.
Hedrock sourit à l’entrée du garde et de ses dix acolytes.
— Voici l’heure de l’effondrement, dit-il.
Il se tint parfaitement immobile tandis que les hommes s’emparaient de lui et lui mettaient le sac. Et alors... la chose eut lieu.
Lorsque Hedrock, une demi-heure plus tôt, au palais, avait franchi le morceau de mur qu’il avait remonté de la crypte funéraire, il s’était trouvé dans un monde obscur. Il avait laissé un certain temps son corps s’accommoder aux conditions qui régnaient dans ce champ électro-magnétique, espérant que personne ne l’y suivrait : le bouclier vibratoire était syntonisé sur la structure de son seul corps et le seul danger encouru, pendant les années où il avait séjourné dans les tréfonds du palais, était que quelqu’un s’aventurât à y pénétrer et en souffrît quelque dommage. Hedrock s’était souvent demandé ce qui pourrait arriver à ce malchanceux innocent. Plusieurs animaux qui lui avaient servi de cobayes et qu’il avait plongés dans un modèle expérimental s’étaient trouvés projetés à plus de quinze mille kilomètres et un certain nombre ne lui avaient jamais été retournés, malgré la forte récompense offerte qui figurait sur leur plaque d’identification.
Maintenant qu’il s’y trouvait lui-même, rien ne pressait. Le temps et l’espace ordinaires n’avaient plus aucun sens dans ce monde de la demi-lumière. On était à la fois nulle part et partout. C’était l’endroit où devenir le plus rapidement fou, car le corps qui s’y introduisait, habitué au temps, y connaissait soudain l’atemporalité. Il s’était aperçu qu’un essai de six heures dérangeait sérieusement sa santé mentale. Sa première incursion dans un autre modèle, au début de la soirée, dans sa cachette secrète, avait duré ce qui aurait pu correspondre à deux heures de temps terrestre – et c’est au cours de ce voyage qu’il avait eu la révélation que l’Impératrice voulait l’épouser. Cela avait temporairement garanti sa sécurité ; et, ce qui était plus important, cela lui avait permis de savoir qu’il aurait accès au modèle perfectionné qui se trouvait dans la crypte du palais. C’est pourquoi il en était sorti rapidement, économisant les quatre heures restantes sur les six de séjour dans l’appareil qui constituaient la limite humaine.
Pour ce second séjour, il ne voulait pas aller jusqu’à la limite et de préférence ne pas dépasser l’équivalence de trois ou, mieux, deux heures. Après cela, en effet, il lui fallait rester des mois sans utiliser cette invention si dangereuse pour le cerveau. L’idée lui en était venue à une époque lointaine où il avait été président du Conseil des Armuriers, position autocratique qui lui avait permis d’obtenir un laboratoire entier pour assister le brillant jeune homme qui en avait eu l’idée. Tout simplement, le problème à résoudre était le suivant : le transmetteur vibratoire des Fabricants d’Armes annulait la distance entre deux points de l’espace interplanétaire, en se fondant mécaniquement sur le fait que l’espace n’avait aucune existence matérielle. Pourquoi, alors, ne pas tenter de renverser le processus et créer l’illusion d’un espace là où il n’y avait rien ?
Cette recherche avait abouti à un succès. L’inventeur en avait rapporté les détails à Hedrock, qui y avait réfléchi et avait informé le savant et ses collègues que le Conseil avait décidé de tenir la chose secrète. Puis il avait fait devant le Conseil un rapport négatif sur le résultat des travaux. Affaire close. Le sujet étant exploré et considéré comme rejeté, on l’avait enterré dans les fichiers du Centre d’Informations comme référence pour l’inventeur futur qui pourrait éventuellement réfléchir un jour à la même idée. Mais en conséquence aussi, ce ne pourrait plus jamais être l’objet d’une étude systématique de la part des Armuriers. Un jour pourtant, Hedrock rendrait publique cette invention.
Ce n’était pas la première fois, se disait Hedrock tandis qu’il faisait subir à son corps les effluves de l’appareil, qu’une invention était venue en sa possession privée alors qu’elle demeurait ignorée du public. Sa propre découverte, l’amplification vibratoire, il l’avait conservée comme un secret personnel pendant deux siècles avant de l’utiliser pour permettre aux Armureries de contrebalancer le pouvoir des souverains d’Isher. Il en avait encore bien d’autres en réserve. Sa règle essentielle quant à la divulgation ou la mise au secret d’une invention avait toujours été celle-ci : la divulgation servirait-elle au progrès général de l’esprit humain, ou bien la puissance qu’elle recelait ne ferait-elle que permettre à un groupe temporaire d’assurer sa tyrannie ? Un certain nombre d’inventions assez dangereuses avaient ainsi été rendues publiques par des savants qui n’avaient pas songé à leurs effets pratiques. Pourquoi diable un milliard de gens devraient-ils mourir parce qu’un savant avait un cerveau incapable d’y voir clair dans la nature humaine ?
Il y en avait aussi, bien sûr, qui ne voyaient dans une invention que leurs intérêts privés ou la satisfaction de leur groupe social. S’ils en gardaient une secrète, tout comme l’Impératrice gardait secrète la dérive interstellaire, alors il fallait les contraindre par tous les moyens à rendre public ce secret. Il arrivait que la décision soit difficile pour lui, mais qui d’autre en avait le pouvoir, qui d’autre avait l’expérience pour en décider ? Pour le meilleur comme pour le pire, c’était lui l’arbitre de l’humanité.
Ces pensées le quittèrent lentement. Son corps était prêt. Le temps d’agir était venu. Hedrock reprit sa marche dans la brume. Il apercevait les gens dans le palais, raides comme des statues dans la pénombre. Sa relation temporelle avec eux n’avait pas changé un seul instant. Il ne leur prêtait nulle attention, même s’ils étaient sur son chemin, car il les traversait comme des nuages de gaz. Les murs aussi lui cédaient le passage, mais là il lui fallait faire plus attention. Il lui eût été tout aussi facile de traverser un plancher, de s’enfoncer dans la terre. Les expériences de laboratoire de l’inventeur et de ses collègues avaient fait état de telles possibilités qu’il était inutile de répéter indéfiniment, car il y avait eu mort d’homme en une de ces occasions. Pour éviter ces accidents, l’équipe de recherche avait finalement décidé que la création du nouvel hyper-espace ne se ferait qu’à l’échelle partielle seulement. On avait mis au point un anneau de réglage qui, lorsqu’on le mettait en activité, pouvait faire croître ou décroître à volonté la proportion originelle de spatialisation nouvelle, mais il ne fallait l’utiliser que lorsqu’il s’agissait de traverser des matériaux particulièrement résistants.
Quand il traversait un mur, Hedrock utilisait cet anneau (il en avait un second, qui avait une autre fonction). Il faisait d’abord un léger saut puis, lorsque ses pieds ne touchaient plus le sol, il enclenchait l’activateur de l’anneau ; enfin, après la traversée, il l’arrêtait et atterrissait doucement sur un autre parquet. Tout cela était fort simple pour des muscles au jeu aussi bien coordonné que les siens. C’est ainsi qu’il put atteindre la cache de machines qu’il avait depuis longtemps radio-réglées sur cet espace. Il y avait là un petit vaisseau spatial, muni d’un dispositif élévateur, des écrans magnétiques de toutes tailles, des machines capables d’attraper et de transporter des objets, ainsi que des armes diverses. Naturellement, chacun de ces instruments, du vaisseau spatial de poche aux mains mécaniques, possédait les dispatcheurs nécessaires à son fonctionnement : chaque instrument à bord du petit vaisseau, le vaisseau lui-même et les deux anneaux de commande au doigt de Hedrock étaient syntonisés avec une commande générale sur le tableau de bord du vaisseau.
Le second anneau et la boîte automatique de la machine permettaient d’utiliser la deuxième et précieuse fonction de cette invention : par la commande de cette seconde bague, il était possible de faire de courts voyages temporels dans l’avenir ou le passé. En principe, ceux-ci pouvaient couvrir plusieurs années ; mais dans la réalité, l’effet que produisait cette expérience sur le cerveau humain contraignait à limiter le voyage à quelques heures dans le sens du futur comme dans le sens rétroactif. Hedrock avait ainsi découvert qu’en allant neuf heures dans le passé et neuf heures dans l’avenir, soit en tout dix-huit heures, son corps vivait les six heures d’hyper-temporalité qu’il pouvait supporter sans risquer la folie. Avantage considérable. Cette méthode de voyage temporel n’avait rien à voir avec le système de bascule naïvement mis au point sept ans plus tôt par les physiciens de l’Impératrice, et dans lequel le corps amassait une énergie temporelle qui ne pouvait jamais être tout à fait équilibrée, de telle sorte que cela s’achevait toujours par la destruction du voyageur temporel. Il s’agissait d’un hyperespace qui n’avait pas de temps propre ; ce n’était qu’une méthode d’ajustement de l’espace à une période temporelle donnée du monde normal.
Hedrock fit venir le vaisseau de poche et tout son attirail auprès du croiseur des Fabricants d’Armes, stationné près de la brèche faite dans le mur du palais. Il arrêta sa machine tout contre la coque de l’énorme engin, puis, en arrêtant les moteurs, il mit à plein régime le dispatcheur de temporalité, soit trois fois le régime du temps normal. Un peu nerveux, il attendit que les sensitomètres indiquent que les relais automatiques étaient prêts pour le nouvel espace. Cela ne prit pas longtemps. Les cadrans lumineux clignotèrent et le dispatcheur redescendit automatiquement à un tiers de la pleine puissance, ajustant le vaisseau à un régime temporel de croisière. Simultanément, Hedrock sentit venir le mouvement. Le grand croiseur des Armuriers s’élevait et sa petite machine et lui-même raccompagnaient, parfaitement synchronisés sur le même régime temporel, à distance suffisante de l’espace spécial pour éviter de franchir les parois du croiseur.
S’il n’avait pas commis d’erreur, il devait y avoir maintenant deux Hedrock : lui même dans l’aube indistincte de l’hyperespace, et lui-même au palais, revenu de son étrange voyage, fait prisonnier par les Armuriers et emmené à bord du croiseur. Il eût été peu sage de croire qu’il avait gagné d’avance. L’une des grandes difficultés de la translation temporelle consistait dans le mal qu’on avait à localiser les personnes et à en suivre la trace au milieu d’une foule ou à ne pas les perdre « de vue ». Il avait une fois passé toute une de ces périodes de six heures à chercher quelqu’un qui était allé au cinéma. Aussi valait-il mieux s’assurer de tout. Il examina les stats du bord : oui, il était bien dans le vaisseau, entouré de gardes. Le Hedrock qui était là-haut, lui, était déjà revenu de son voyage temporel et savait ce qui s’était passé – mais l’autre n’allait pas tarder à le savoir non plus.
Le croiseur se rendit à toute vitesse vers la forteresse qui était sa destination. Le prisonnier et les gardes débarquèrent dans le bâtiment où avait été édifiée la salle spéciale aux épais murs métalliques. Le Hedrock extra-temporalisé pénétra les murs épais avec son vaisseau de poche et se mit à l’ouvrage, installant d’abord un enregistreur sonore. Tout en écoutant la discussion qui s’élevait entre son double et le Conseil, il déballa quelques-uns de ses appareils. Lorsque les gardes se précipitèrent avec le « sac », qui n’était qu’une sorte de bâillon, il attendit que l’objet eût été presque attaché pour mettre en action une main automatique qui l’arracha et le transporta dans son hyperespace. Alors, les mains sur la commande temporelle, il attendit la suite.
Dans la pièce, le silence s’était fait, un silence d’orage. Les conseillers écarquillaient les yeux de surprise. Le Hedrock prisonnier demeurait immobile, un faible sourire moqueur sur les lèvres, ne faisant aucun effort pour échapper aux mains des gardes. Il n’avait aucun remords : il y avait un travail d’épuration à faire et il le ferait jusqu’au bout.
— Je n’ai pas de temps à perdre, dit-il d’un ton glacial, en palabres inutiles. La détermination de votre organisation de me supprimer, en dépit du fait que la machine Pp ait prouvé mon altruisme et ma bonne volonté, est la preuve d’une autodéfense conservatrice qui tend toujours à détruire ce qui s’oppose à elle et qu’elle ne comprend pas. Eh bien, une force supérieure va donner une leçon à ce conservatisme, lui prouver qu’il existe une organisation capable de réduire à néant la puissante Guilde des Armuriers elle-même.
— Les Fabricants d’Armes ne reconnaissent aucune organisation secrète, dit Peter Cadron d’un ton sans réplique. Gardes, qu’on l’exécute !
— Pauvres fous ! cria Hedrock. Je vous croyais plus intelligent que cela, Cadron, pour ne pas donner un pareil ordre après tout ce que je viens de dire.
Il continua de parler, ne prêtant aucune attention à ce qui se passait autour de lui. Il n’avait pas besoin de regarder ses gardes pour savoir.
Dans l’autre espace-temps, son autre soi coupa simplement le contact du dispatcheur temporel, et dès cet instant tout dans la pièce se trouva figé en état de stase. Sans hâte, l’autre Hedrock retira leurs armes aux gardes, désarmant aussi les conseillers sans oublier de leur retirer des doigts leurs anneaux contacteurs, leurs stats-bracelets et ceux de leurs sièges. Ensuite, il leur mit les menottes, les enchaînant les uns aux autres tout au long de la table en V. Quant aux gardes, il leur enchaîna les jambes aux bras, puis il ferma et verrouilla la porte du dehors. Tout cela n’avait, au sens littéral, pas pris de temps.
L’autre Hedrock revint alors à son tableau de bord, remit le régime temporel de zéro à la normale et écouta patiemment la fureur de ces messieurs découvrant la situation dans laquelle ils se trouvaient. Leur désarroi était considérable. Il y avait des bruits de chaînes, des cris. Chacun était alarmé, et terrifié. Hedrock savait qu’il ne s’agissait pas tellement de crainte pour leur personne que de la soudaine et terrible vision de l’écroulement des Armureries.
Il attendit que le désordre se calmât un peu pour ramener leur attention sur sa personne.
— Messieurs, dit-il, calmez vos craintes. Votre grande organisation n’est nullement en danger. Cette situation ne se serait pas produite si vous ne m’aviez pas pourchassé avec tant d’égoïsme. Pour votre information, c’est votre propre fondateur, Walter S. de Lany, qui a reconnu le danger pour l’État de l’existence d’une Guilde invincible. Aussi est-ce lui qui a établi un groupe fraternel de Gardiens au-dessus des Armuriers. C’est là tout ce que je puis vous révéler, si ce n’est, pour mettre l’accent sur notre fraternité, et notre bonne volonté, que nous avons toujours été résolus à ne jamais intervenir aussi longtemps que les Fabricants d’Armes demeureraient fidèles à leur Constitution. Or, c’est un article intangible de cette Constitution que vous venez de violer.
Il se tut un instant, jugeant sur les visages de l’effet de ses paroles, tout en préparant la suite de son discours. C’était dans l’ensemble une assez bonne fable, où le manque de détails constituait sa plus sûre garantie. La seule chose qu’il désirât leur cacher, c’était que la surveillance n’était exercée que par un seul homme et que celui-ci était immortel. Il se rendit compte que plusieurs conseillers avaient suffisamment réagi pour tenter de prendre la parole. Il ne leur en laissa pas le temps.
— Cela devait donc être accompli. Gardez le silence sur ce que vous venez d’apprendre : les Gardiens ne veulent pas que leur existence soit connue. Ensuite, démissionnez tous. Vous pourrez être réélus, mais pas pour le prochain mandat. Cette démission du Conseil tout entier servira de leçon à tous les Armuriers, du haut en bas de l’échelle, leur rappelant qu’il existe une Constitution de votre ordre et qu’elle doit être respectée, que plus jamais on ne doit la violer. Demain vers midi, faites savoir à l’Impératrice que vous m’avez remis en liberté et demandez-lui de vous révéler la dérive interstellaire. J’ai tout lieu de penser qu’elle vous la fera connaître d’ici là sans que vous l’en pressiez davantage, mais au moins donnez-lui l’occasion de se montrer généreuse.
Sa voix les avait maintenus tête basse, mais dès qu’il eut fini, il y eut une clameur de fureur, puis le silence, un murmure et de nouveau le silence. Hedrock remarqua que trois ou quatre conseillers, dont Peter Cadron, n’avaient pas participé à cette manifestation de mécontentement. Aussi fut-ce à Cadron qu’il s’adressa :
— Je suis sûr que M. Cadron pourra être votre porte-parole. Je l’ai toujours considéré depuis longtemps comme une des personnalités les plus efficaces de ce Conseil.
Cadron se leva, dans toute la force de ses quarante-cinq ans.
— Oui, dit-il, je crois pouvoir accepter d’être le porte-parole. Je crois parler au nom de la majorité en disant que nous acceptons vos conditions.
Nul ne protesta. Hedrock s’inclina et dit d’une voix forte :
— Très bien. N° 1, tire-moi d’ici.
Il avait dû disparaître presque instantanément.
Se trouvant pour un bref instant ensemble dans cet espace à courbure particulière, les deux Hedrock s’abstinrent de toute autre expérience extraordinaire, sachant trop combien le cerveau humain risquait à jouer ainsi avec les interférences temporelles, comme de nombreux tests l’avaient prouvé. Le « premier » Hedrock était aux commandes du vaisseau de poche, poussant les vitesses pour sortir de sa réversion temporelle et gagner le palais. L’autre se tenait auprès de lui, l’air triste. Il avait fait ce qu’il avait pu. Les événements prenaient en conséquence une direction dont l’issue ne laissait plus de doute. Il se pouvait qu’Innelda gardât encore quelque temps le secret interstellaire comme argument de marchandage, mais cela n’avait pas d’importance. La victoire était certaine.
L’ennui était que les êtres stellaires supérieurs ne l’avaient « libéré » que pour voir ce qu’il allait faire. Quelque part dans l’espace, l’immense vaisseau spatial de la race des super-araignées qui l’avait ramené stationnait, étudiant l’homme et ses actes, agissant sur Hedrock comme si la distance n’existait pas. L’ayant vu poursuivre son but initial et se rendant compte qu’il y avait quelque intérêt à poursuivre l’observation d’un être qui achevait ainsi ses actions, sans doute n’allaient-elles pas tarder à reprendre leur contrôle sur lui. En théorie, elles pouvaient aussi trouver l’humanité bien lassante et détruire avec le système solaire l’hypertrophie affective de ses habitants. Une telle destruction n’eût constitué qu’un incident mineur dans leur existence froidement intellectuelle.
Grimaçant à cette pensée, Hedrock s’aperçut qu’ils arrivaient à destination. Le bouclier électromagnétique apparaissait, dans le palais encore plongé dans l’aube, comme une masse rectangulaire brillante. Les deux Hedrock ne jouèrent pas au paradoxe temporel : ce fut son « premier » soi qui s’introduisit dans le bouclier et ne devint qu’une forme indistincte de plus dans le palais endormi. L’autre répandit sur l’appareil une poudre combustible autocollante et y mit le feu. Lorsqu’il eut brûlé, Hedrock envoya le vaisseau de poche à travers la ville encore ombreuse vers l’un de ses appartements secrets. Les sensitomètres étaient réglés pour le tenir en régime temporel normal, en cas de besoin. Puis il se dispatcha lui-même et se retrouva dans un appartement.
En arrivant, il s’assit dans un fauteuil confortable, s’y carra et dit d’un ton féroce : « Araignées mes amies, si vous avez des intentions, c’est le moment où jamais. »
Le plus grand combat allait commencer.